Leur vie en France

 

Par la grâce d'un flot d'images issues du documentaire comme de la fiction, Jean-Gabriel Périot propose, avec Retour à Reims [Fragments], une adaptation réussie de la fresque sociologique de Didier Eribon.

De nos jours, dans la capitale del a Champagne, les retrouvailles entre une mystérieuse narratrice et ses parents avec lesquels elle est restée longtemps en froid. Voilà un pitch qui sonne comme un drame bourgeois de Nicole Garcia où une comédie d'archétypes douce-amère écrite par Bacri et Jaoui. Rien de tout cela, heureusement, ici. C'est par le biais du documentaire que Jean-Gabriel Périot adapte l'éponyme succès de librairie de Didier Eribon, peinture sociologique d'une famille française - la sienne - ballottée au gré des espoirs et des turbulences de la seconde moitié du XXe siècle. En 1 heure 20, le cinéaste fait défiler les premières heures rageuses del a Libération, l'industrialisation harassante durant les Trente Glorieuses (de quoi pulvériser le fantasme zemmourien du bon vieux temps gaulliste), l'adhésion du prolétariat au Parti communiste de naguère (lorsqu'il rassemblait autour de la fierté de classe), puis au Front national, misant, lui, sur la haine de l'autre, exprimée dans le secret de l'isoloir - deux réceptacles symétriques des colères du monde ouvrier, dit en substance le film.

Les destins respectifs des parents Eribon se coulent dans le lit sinueux de l'Histoire, deux personnages si singuliers mais pourtant si emblématiques, représentés par un patchwork savamment élaboré d'images venant de tous horizons. Pas d'acteurs de premier plan ni de séquence d'anthologie écrite et tournée sur mesure dans Retour à Reims [Fragments]. C'est bien là son tour de force : l'épuisement physique de la mère après une journée d'usine ; le spleen larvé du père qui, marié trop jeune, noie dans l'alcool sa morne existence dictée par le déterminisme social, tout cela s'incarne par la grâce d'un impressionnant montage qui, avec une précision d'orfèvre, juxtapose à l'état d'esprit des personnages le court extrait d'un film, une poignée de plans d'un documentaire ou quelques secondes d'une archive télé. Autant de visages singuliers, de clichés sociologiques et d'images officielles plus ou moins ancrées en chacun de nous (le visage de Mitterrand qui se dessine sur l'écran, façon Minitel en chargement, le soir de son élection, les bras tendus de Le Pen père), qui, ainsi recomposés, forment une drôle de fresque, très intime et très française, dépouillée de lyrisme mais pas de romanesque. Malgré la sécheresse du procédé, on sort bouleversé par le sort implacable réservé à ces figures hugoliennes.

À cette aune, le mot [Fragments], accolé au titre du film et mis entre crochets, prend tout son sens. Il se révèle la pierre angulaire d'une œuvre gouvernée par la notion de symbole, d'échantillonnage, zigzaguant sans cesse du particulier au général dans un élan d'altérité pour le moins impressionnant. L'autre, c'est aussi bien cette mère qui se raconte à sa descendance au crépuscule de sa vie que son mari frappé par la maladie d'Alzheimer, dont elle évoque en parallèle l'existence, fantôme lui aussi d'un autre temps, issu d'un monde en pleine mutation, et dont Retour à Reims passe au tamis son rapport au travail, ses infidélités, ses aigreurs et ses revirements idéologiques. L'autre, c'est encore le narrateur lui-même : le texte littéraire de Didier Eribon, retranscrit mot pour mot ici, est récité par l'actrice Adèle Haenel, invitant par cette voix féminine à inscrire ce matériau intime dans un cadre plus universel. Son histoire, leurs histoires sont résolument les nôtres.

 

G. L.
Le Nouvel Obs
18 novembre 2021